Au pays des enfants
Du haut de notre chambre d'hôtel de quarantaine, au dix-neuvième étage, entourés par les gratte-ciels, nous nous sentons plus à New York ou Singapour que dans un pays hôte d'une organisation comme LP4Y, même si probablement toutes les populations du monde auraient besoin de ce type d'accompagnement.
Dès les premiers instants sur le sol philippin, le gap culturel avec l'Inde est marquant. Bien qu'ayant obtenu leur indépendance au même moment (en 1947 pour l'Inde et 1946 pour les Philippines), l'empreinte de la colonisation se fait bien plus ressentir dans notre nouveau pays d'accueil. Si le "tea time" (ou le chaï) et le criquet font partie intégrante de la culture indienne, les populations rencontrées sur place étaient très loin du mode de pensée occidental, et n'avaient pour la plupart jamais rencontré de blancs. Les traditions ancestrales des castes, la nourriture ou les tenues vestimentaires traditionnelles, sans compter le climat, ont rendu l'expérience extrêmement dépaysante.
Les Philippines, à 90% catholiques, sont bien plus faciles à apprivoiser et leurs codes à adopter. Si la majorité des occidentaux sont partis depuis la pandémie, il est bien plus courant d'en rencontrer à Manille qu'à Calcutta. Déambuler dans la rue ne vaut pas une série de regards interloqués ou de séances selfies, mais plutôt des sourires ou des interpellations amicales "americano" !! Les gens sont très légèrement vêtus, les grands-mères observent la rue du haut de leur chaise, en tong et minishort, là où la pudeur des indiennes était omniprésente. On se demandait d'ailleurs comment elles résistaient à la chaleur sous les nombreuses couches de leur sari.
Les noms en revanche témoignent plutôt des trois siècles de colonisation espagnole (1585-1898). Cruz, Ramos, Arota, Villanueva sont les noms des jeunes au centre et le tagalog a gardé quelques similarités avec l'espagnol. L'ambiance me rappelle d'ailleurs la Colombie, avec la musique dans la rue et la qualité de chanteurs et danseurs des philippins. Ils ne manquent jamais une occasion de se dévoiler lors d'un "talent show", nous montrant leur dernier pas de hip-hop, ou leurs morceaux de rap. Le karaoké est d'ailleurs le sport national et impossible d'échapper à une démonstration de notre part lors d'un évènement philippin. Le tout est d'avoir au moins une chanson en tête et de la répéter à chaque fois. Incapable de chanter en anglais, j'ai opté la première fois pour "Comme un homme" de Mulan, puis "Viser la lune" d'Amel Bent (à ce moment là j'ai remercié le ciel d'avoir eu trois sœurs qui m'ont appris à chanter), et enfin pour un moment plus solennel lors de la graduation des jeunes, "les Lacs du Connemara". Un jeune est venu me voir à la fin me demandant si c'était de l’Opéra.
Sur leur tee-shirt deux fois trop grand pour eux, les jeunes arborent les visages de rappeurs américains ou une grande feuille de cannabis, et remettent leur casquette ou leur bandana à la sortie du centre, style gangster américain. Les routes, les voitures, les terrains de basket partout, les supermarchés gigantesques mais aussi leur façon de vous dire "Whassup ?" dans la rue rappellent l'Amérique. On trouve d'ailleurs tout ce qu'on veut facilement à Manille, à condition d'y mettre le prix (10€ le pot de confiture Bonne Maman). De ce point de vue les Philippines sont un mauvais exemple d'écologie.
Aller dans un mall à Manille peut être angoissant pour certains et donne l'impression de vivre 20 ans en arrière. La foule déambulant dans ces temples de la mondialisation rappelle ces reportages chocs dénonçant la société de consommation, avec leur image en accéléré et leurs chiffres délirants. Difficile de résister à la moutarde de Dijon, à l'huile d'olive d'Italie, ou au beurre salé de Nouvelle-Zélande, que notre salaire de volontaire aura du mal à absorber. L'abondance de ces produits venus de partout rappelle surtout l'immensité des inégalités. Comment font les Philippins au minimum salarial de 230€ et moyen de 358€ par mois pour se les offrir ? A qui sont-ils destinés ?
Bien que facilement accessibles, on ne trouve ces produits que dans les grands mall de Manille, mais l'importation de masse concerne aussi nos quartiers plus reculés. Au marché dans la rue, les pommes viennent de Chine, les oranges d'Australie, et sont enveloppées individuellement d'épaisses couches de plastique. Les prix s'en ressentent et l'on comprend pourquoi les jeunes se nourrissent exclusivement de riz et de poulet. La vie insulaire et le climat ne leur ont probablement pas permis de diversifier l'agriculture en dehors du riz, de la canne à sucre et des bananes. Les principales ressources sont l'extraction minière, "l'externalisation des processus d'affaire" et leurs fameux call centers (90% des jeunes veulent devenir call center agent pour l'attractivité du salaire, mais étant souvent loin d'imaginer la dureté de ce travail), et bien-sûr le tourisme.
Cet archipel de 7000 îles a un réseau aérien développé pour notre plus grand bonheur lors de nos weekends et vacances mais notre empreinte carbone n'en est que plus importante. On se rassure en se disant qu'on est devenu quasiment végétarien dans ce pays ou le plat national riz-poulet ne nous a pas conquis.
Les "family visit" chez les jeunes, ou les dîners hebdomadaires chez nos voisins sont des expériences très différentes de l'Inde. Les Indiens nous ont offert de grands moments d'échanges, de regards, de sourires, et de rires. Quelques déchiffrages de langage et jeux de mimes. Des échanges de photos de famille, et découvertes de nos cultures, littéralement opposées. On était toujours reçus comme des rois. Certains nous ont expliqué que le simple fait de s'asseoir sur le lit familial était une bénédiction pour eux. Bref une rencontre entre deux mondes, qui est gravée dans nos mémoires pour toujours. Ces rencontres me font aujourd'hui l'effet de celle du film E.T. avec les extraterrestres. Nous avons pourtant gardé contact avec nos voisins en nous appelant régulièrement, et venons d'apprendre pour notre plus grande joie la naissance de leur petite fille.
Aux Philippines on a rebaptisé ces excursions : les "home visit", tant chez les plus pauvres les familles sont déchirées. Si la pauvreté matérielle semblait plus extrême en Inde, le noyau familial paraissait encore solide dans la plupart des familles. Les jeunes ne l'avaient pour la plupart jamais quitté. Ici, c'est plus la pauvreté affective qui frappe, même si les conditions de vie restent très précaires. Une partie des jeunes ne vivent pas avec leur famille. La plupart ne connaissent pas leur père, ont été élevés par leur tante ou leur grand mère, vivent avec leurs 7 frères et sœurs (17 pour l'un d'entre eux) dans 25 m². Ils sont souvent considérés par leur parents plus comme une source de revenu ou d'aide aux tâches de maison que comme un être à aimer. Les home visit sont des moments très important pour moi car elles nous racontent la difficulté de leur histoire, et de leur quotidien, souvent masquée par leur tenue toujours impeccable et leur style à l'américaine. Une bonne piqûre de rappel après une journée où ce fut un vrai défi de garder patience devant leur indiscipline ou leur paresse. Moi qui me voyais coacher dans les banlieues nord de Marseille, je ne sais pas si je tiendrai une semaine finalement !
De ce point de vue là encore une grande différence par rapport à nos huit premiers mois. Là où le modèle patriarcal de l'Inde a imposé aux jeunes femme que je coachais un grand respect et une discipline même chez les plus exclues, le coaching aux Philippines représente une autre forme de défi lorsque les jeunes n'ont pas peur de déstabiliser par leur honnêteté et leur franc parlé. Leur niveau d'anglais plus élevé et la proximité de leur culture avec la nôtre permet d'aller plus en profondeur dans l'accompagnement et de pouvoir débattre de vrais sujets de fond comme les droits LGBT ou les bienfaits de la technologie. Leur créativité, leur volonté et leur courage sont de grands témoignages. Ils n'ont pas peur de se livrer, de raconter leurs histoires, et de grands encouragements fusent de la salle lorsqu'un jeune est au bord de craquer pendant la présentation de son parcours de vie. "Come on Terry!!", "Go Cyrine!!", "You can do it Cassandra!!" font chaud au cœur lorsque ceux-ci s'apprêtent à se livrer sur la partie la plus difficile de leur parcours de vie. Pour Cassandra, 20 ans, c'est quand elle exprime toute sa tristesse d'être délaissée par sa famille, et sa volonté de les rendre fiers. Pour Cyrine, 23 ans, c'est lorsqu'elle raconte qu'elle est passée près du suicide, peinant à se remettre de la mort de son troisième enfant, quelques jours après sa naissance.
Les Philippines comptent un grand nombre de jeunes mères. Cela avait d'ailleurs fait dire au Pape lors d'une visite aux Philippines en 2015 que pour être de "bons catholiques", il n'était pas nécessaire de se comporter "comme des lapins". LP4Y a deux centres dédiés à ces (très) jeunes femmes où une nurserie leur permet de laisser leur enfant pendant la journée et de se concentrer sur leur projet de vie. Les Philippines sont donc aussi le pays des enfants, pour notre plus grand bonheur. Ils sont absolument partout, par dizaines, par centaines et égayent les rues par leur sourires et leur curiosité. Aller se balader dans un bidonville vous remplit de joie et vous donne de l'énergie pour la semaine !

Un petit air de Central Park du haut de notre roof top (attendez la fin)
La plus belle avec le port de Manille en arrière plan
Le fameux bidonville d'Happyland, qu'on nous avait décrit comme si terrible, les policiers essayant même de nous dissuader d'y mettre les pieds.
Finalement ça joue au basquet et ça vient taper la discut', bon on n'a pas tout pris en photo mais n'ayez pas peur !
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